Annales historiques de la Révolution française, deuxième semestre 2006 par Maïté Bouyssy
On n’en a pas fini de découvrir documents et procédures qui permettent
de reprendre l’histoire des femmes. Leur invisibilité archivistique va
de la différence de statut entre la loi, qui s’écrit, et les
« mœurs », qui n’ont point d’archives propres. Même
bi‑morphisme pour les héros glorieux ou malheureux de la mémoire
constituée : les grands hommes se célèbrent de panthéons divers en
éloges académiques, les gravures des « fortes femmes » n’en
offrent qu’un faux pendant. Elles relèvent de catégories dont on est en
droit de se demander si elles ne restent pas purement mythiques avec
pour conséquence un éloge toujours un peu antiphrastique. Il en va de
même dans le champ du malheur. Point de persiflage pour traiter du
Tasse, de Camoëns ou de Menzikof. Les héros déchus ou en pantoufle,
malheureux ou familiers gardent quelque chose de leur grandeur passée.
Tout repère disparaît quand l’héroïne suscita polémiques et scandales
avant de connaître la pire des dérélictions, celle de la folie sans
palliatif. Pour l’heure, c’est l’invention et la
production éditoriale d’une lettre autographe de Théroigne de Méricourt
(1762‑1817) qui prend une évidence de « lettre volée ». En
1801, du fond de sa volonté de survivre, l’ancienne cible des pamphlets
royalistes de la Constituante est enfermée à la Salpêtrière, après avoir
été sauvée – sans doute – des pires moments de la
Terreur par un premier enfermement rue du faubourg Saint‑Martin. Elle ne
se survit plus que dans le jaillissement pulsionnel d’une écriture qui
occupe tout l’espace de la page et se recouvre elle‑même en un
palimpseste sans fin. Elle écrit à Danton, plaide pour sortir de
l’hôpital, et croit Robespierre au pouvoir. Elle proclame : « Je
veux continuellement écrire comme j’en ai le droit [...] ». Mais
est‑ce de cela qu’il s’agit ? Tout se démultiplie alors de son poids
d’impuissance et d’appels indéchiffrables. Le
remarquable décryptage effectué par Jean‑Pierre Ghersenzon désembrouille
le tout au prix d’une manœuvre imaginative parfaitement appropriée.
Lignes numérotées, chaque texte est rendu dans une couleur, noir ou
brun, puis recollé afin de permettre un premier contact, une première
lecture embryonnaire, et enfin, lissé, autant que le souci de rendre ce
pavé à message puisse le permettre. Ces trois étapes permettent d’entrer
dans un processus qui intéresse, tant par la violence contrainte qu’il
reflète que parce qu’on ne peut pénétrer que par palier dans ce dédale
soustrait au temps comme au sens commun. Pour autant,
tout sens ne s’abolit pas, à preuve les premiers mots : « Je dirai
les causes et je les dirai au prix de mille vies, il n’y a rien de plus
cruel que de ne pas voir un patriote, il n’y a rien de plus cruel que de
ne plus sentir le peuple, la pitié, ni l’humanité, ni la terre, ni
l’élévation, ni la hardiesse, ni la justice ou nature [...] ».
Cette cavalcade de notions révèle ce qu’Algirdas Greimas a qualifié
d’« humiliation didactique » propre à tous les vaincus de
l’histoire, la grande ou la petite, femme ou révolutionnaire de tous les
temps, pris dans le ressac de la fin des entités collectives. C’est
donc largement du point de vue de la critique interne (en sus de la
trajectoire du portefeuille d’où sort le document) que l’on peut ne pas
douter de l’authenticité du texte. Le XIXe siècle ne célèbre
point cette folie-là, dénuée de tout cachet romantique, car c’est
seulement Baudelaire qui fera entrer cette « amante du
carnage » dans la modernité, retournant, comme il en avait le
génie, une formule de provenance légitimiste. Théroigne
témoigne au fil d’un texte désarticulé de son expérience propre, ses
convictions émergent de façon erratique : « si vous eussiez été le
peuple, vous auriez naturellement et justement défendu la liberté par
les sections. Des sections de la montagne auraient directement gardé
elles même les canons et la poudre, mais vous auriez dû rendre compte à
toutes les sections » ; « je hais les rois » ; « il
ne faut pas avoir peur de déplaire à la reine »… et la reine
intervient plusieurs fois. Sa conviction reste clairement qu’« il
n’est jamais trop tard pour sauver et établir la République »,
« car tout le monde doit être et faire la république ». Elle
ne cite que deux noms en sus du duc d’Orléans qui revient une dizaine de
fois, obsédant, tant il surplomba les premières années de la Révolution
et fournit le lieu matriciel d’acculturation politique des milieux
parisiens qui n’ont pas la légitimité de la représentation nationale :
« les partisans criminels de rabots [sans doute Rabaut de
Saint-Étienne] et du duc d’Orléans »… « ce qui est cause que
les scélérats des Bourbons et les députés criminels ont pu faire la
contre‑révolution avec le duc d’Orléans » ; « les effets du
talent de la maison d’Orléans sans le savoir » ; « la faction
d’Orléans » ; et plus péremptoirement : « je n’aime pas le
Chabot, il est trop criminel et trop bas pour établir la
république ». Ces positions personnelles sont en
continuité des temps où elle devint proche de la Gironde, mais ce qui
est anthropologiquement intéressant est qu’elle assigne à la tragédie
(du réel et des planches) la même importance et qu’elle mêle ces
« lois de la tragédie » pour en appeler à « oser violer
les lois de la tragédie ou de la guerre civile et de la
contre‑révolution la plus inouïe, la plus hardie ».
Une chronologie rappelle aussi que ces turbulences ne travaillent pas
une femme sans expérience du monde, du demi-monde et du monde politique.
Née en Belgique, Théroigne fut sauvée d’une marâtre et de
l’analphabétisme en étant recueillie à Anvers. De là, elle commença sa
vie mondaine avec un officier anglais qui l’entretint brillamment, puis
elle monta sur les planches pour suivre un castrat de la Sixtine à
travers l’Italie, avant de tenir salon à Paris aux débuts de la
Révolution, recevant Sieyès ou Condorcet, Pétion ou Romme, tous futurs
perdants, dira‑t‑on, mais la Révolution dévorait ses enfants, sait‑on.
Dès la Constituante, les feuilles royalistes firent de cette figure une
héroïne sadienne adepte d’orgies et de meurtres, tandis que lors d’un
voyage à Liège en 1791, elle fut enlevée comme espionne et emprisonnée
au Tyrol, avant de rallier, de retour à Paris, les positions
antiautrichiennes et bellicistes des Girondins, réclamant des
« bataillons amazones ». Nouvel échec, des femmes maratistes
la fustigent, et elle n’échappa à l’échafaud que parce que l’un de ses
frères la fit interner comme folle rue du faubourg Saint‑Martin. Là
commença un progressif glissement vers la perte de réalité, et si cette
lettre ne nous « apprend » rien qui ne soit connu des
spécialistes, elle nous « montre » ce que sont le ressassement
et le texte fou. La bibliophilie mérite alors beaucoup plus qu’une
attention distraite ou des salutations de convenance.
Cette édition astucieuse et soignée avec les doubles pages d’encart qui
donnent le grain du texte, permet d’approcher au plus près la parole
folle devenue une écriture aphasique : celle d’une vaincue de l’histoire
dont la mélancolie maniaco‑dépressive exprime une perte de réalité
restée politique. On connaît le cas, et la synthèse qu’en a livré
Elisabeth Roudinesco en 1989 au Seuil Une femme mélancolique sous la Révolution.
La préface de Jackie Pigeaud, partie du discours médical antique avant
de traverser les âges pour poursuivre les formes de la maladie souligne
le surgissement et la « violence dynamique » qui anime le
mélancolique. Il est rare de rencontrer pareille
réussite de la mise en scène d’un texte, dans le respect de
l’autographe, ici inventé par Roger Roques, bouquiniste toulousain. Pour
rendre au public la chair de l’histoire que recherchent tant
historiens, psychanalystes et spécialistes des maladies mentales, une
équipe de talents et de compétences diverses s’est réunie autour de
Verdier. Chacun se félicitera ici de l’efficacité de la démarche, de
l’intelligence de la maquette, qui feront de cette entreprise un
classique puisque l’archive y garde sa puissance de révélation.
Le Monde, vendredi 28 octobre 2005
Fortunes de la mélancolie
par Patrick Kéchichian
[…] Théroigne de Méricourt (1762-1817), l’une des plus
singulières et excessives figures de la Révolution française, usa elle
aussi de cette langue secrète dans une lettre que Jackie Pigeaud (et
Jean-Pierre Ghersenzon pour la transcription) a exhumée pour cette
superbe édition, avec reproduction du manuscrit, et qu’il nomme, dans
un raccourci explicite, la « lettre-mélancolie ». Il s’agit d’une
missive adressée à Danton (mort en 1794) en 1801, par Théroigne,
internée depuis plusieurs années. Elle le restera jusqu’à sa mort et
fournira à l’aliéniste Esquirol l’occasion d’une description clinique
classique de la maladie mélancolique.
Le texte lui-même, dont Jackie Pigeaud a assuré la
présentation, témoigne évidemment de l’égarement de Théroigne, mais
aussi d’un violent, désespéré et mortifère élan révolutionnaire : «
J’ai eu une nuit si miraculeuse chez moi, qu’elle ferait effroi à des
pierres, chez moi, mais chez moi les criminels sont morts, et que le
plus sûr est de me faire mourir entièrement… » Tremblement et désarroi
des mots qui s’accordent à la nuit intérieure du locuteur… |